Une journée de tonte
Reportage dans la ferme de Fitzroy aux îles Malouines
La route est longue jusqu’a Fitzroy. La ferme est au fond d’une baie qu’il faut rallier par l’unique route goudronnée des Falklands menant à l’aéroport militaire. Un virage inopiné vous balance sur une piste en gravier, à condition d’avoir aperçu à gauche le vieux panneau délavé par le climat. 2h de conduite laborieuse, avec la chance qu’il ne pleuve pas (affaissement de routes et accidents sont légions sur ces trajets), au milieux de paysages réduits à la plus pure austérité minérale qu’il m’ait été donné de voir.
Depuis l’habitacle, une sensation de vide intense saisit à la gorge. Le sentiment est assez indescriptible, pourtant typique de l’émotion générée par les étendues australes: une fascination mêlée d’angoisse, un vertige du rien, le choc esthétique devant le grandiose du climat et ces ciels lunatiques…Et puis des questions à soi-même au fil des kilomètres: “Est-ce que je deviendrais dingue si je vivais ici?”
Mais je n’ai pas vraiment le temps de méditer. J’ai rendez-vous pour assister à la traditionnelle tonte des moutons, qui a lieu une fois par an en été dans toutes les fermes des Malouines.
La production de laine fût pendant des décennies le moteur de l’économie locale. De grandes compagnies se partageaient les hectares fermiers de ce petit territoire, jusqu’à ce que la guerre des Malouines redistribue les richesses pour les restituer aux propriétaires des fermes, et place la vente de licences de pêche en tête des ressources financières.
Aujourd’hui, c’est le gouvernement, par l’intermédiaire de leur compagnie Falklands Landholdings, qui possède Fitzroy et trois autres fermes.
Plus de 500000 têtes occupent toujours la lande falklandaise et ont fourni en 2015, 1700 tonnes de laine, et 44000 têtes à l’abattoir.
A Fitzroy, il y a 15000 moutons. Une petite ferme donc, mais rassembler les moutons éparpillés à des kilomètres pour les rabattre vers le hangar de tonte est un sacré boulot, que Gilberto, le gérant mène à l’aide de ses chiens, et surtout d’un quad solide.
A l’approche du “shearing shed”, le son monte.
Brouhaha de petits moteurs, interpellations et cris divers, bêlements, musique hurlante…
A l’intérieur, sous un décor en bois multicolore, c’est l’effervescence. Une dizaine de personnes s’activent en tous sens dans un joyeux bordel, au milieu de kilos de laine amoncelés dans tous les coins. L’odeur âcre de mouton prend au nez et ne lâche rien.
Ils sont tous très jeunes. A peine la trentaine. Un vieux lecteur cd maculé de crasse balance du Red Hot Chili Peppers à plein volume.
Perchés sur une estrade, quatre tondeurs, tels des acteurs en plein show sur la scène, se contorsionnent pour entraver les énormes moutons, qu’ils déshabillent, rasoir électrique en main, le dos courbé, en moins d’une minute.
La laine qui conserve encore la forme de la bête, est récupérée et balancée d’un seul tenant sur de grandes tables par les “wool handler”, littéralement les “manipulateurs”. Quatre autres post-ados font ainsi la navette incessante entre le tondeur et la table, courant avec leurs balais, étalant la laine pour effectuer le premier tri en arrachant toutes les parties souillées.
C’est en fait une mécanique bien rôdée. les gestes sont précis, répétés, incroyablement rapides. Difficile d’arrêter son regard dans ce ballet frénétique où tout est en mouvement perpétuel.
En backstage, Isabelle organise le défilé ovin. Les moutons sont triés puis acheminés jusqu’aux enclos derrière les tondeurs. Elle veille à ce que le rythme soit fluide, et les fait avancer en secouant des plaques métalliques qui les effraient.
Parfois, des moutons qui ont échappé au cérémonial l’année d’avant (les terres sont si étendues qu’il est facile d’en perdre en route) arrivent tels des monstres hirsutes, entre les mains des tondeurs. Ceux-là sont particulièrement coriaces sous le peigne, et leur laine est inutilisable.
Parmi les tondeurs, il y a une fille, fait assez rare car la force physique que demande le job crée en général une répartition naturelle des rôles. Les hommes tondent et les femmes réceptionnent et trient. Michèle, qui vient d’Angleterre a des bras de boxeur. Elle attrape énergiquement d’énormes mâles presque plus grand qu’elles. Elle a dû lutter pour se faire prendre au sérieux dans ce milieu masculin. Aujourd’hui elle a 35 ans, ce qui chez les tondeurs, est déja “vieux”. C’est sa dernière année avant la retraite. Après ça, elle veut reprendre des études et devenir osthéopathe. J’imagine que c’est une suite logique à un métier qui casse le corps et l’épuise en quelques années.
Liam opère à la presse. Il a la tête d’un collégien, et empoigne d’énormes paquets de laine sous lesquels il disparait presque. Il les enfourne à grands gestes dans la machine, s’offrant un bain intégral avant d’actionner la mécanique qui réduira le volume par 5.
Shelly, la seule du groupe, avec Isabelle à avoir dépassé la quarantaine, est en charge du tri final de la laine avant le passage sous presse. Inlassablement, elle teste la résistance de la fibre, une expertise clé dans la chaîne, car elle déterminera la qualité.
Si la laine cède sous les doigts, elle est trop tendre! Une véritable science de la matière à connaître…
.Le rythme est effréné mais les horaires très précis. La tonte commence tôt, et se fait par tranches de deux heures, alternant avec des pauses de 30 mns.
Les tondeurs professionnels comme Rob et Daniel tondent plus de 300 moutons en une journée. Il existe pas mal de compétitions dans le domaine, tels des championnats du monde, où les tondeurs mettent parfois moins de 15 secondes à déshabiller une bête.
Le métier est saisonnier, mais peut tenir occupé toute l’année si on voyage dans les deux hémisphères. Aux Falklands, ils se déplacent de ferme en ferme pour des sessions intensives, et voyagent en Ecosse, et en Nouvelle-Zélande (la “Mecque” de la tonte) pour de nouvelles campagnes.
Gilberto est chilien. Il est aux Falklands depuis 22 ans, comme beaucoup d’autres chiliens, qui ont émigrés sur ces riches îles.
Il a repris la ferme de Fitzroy depuis quelques mois. Avant il travaillait à Goose Green, la plus importante de l’est des Falklands avec 80000 moutons. Un peu l’usine comparée à l’ambiance familiale qui règne ici.
David apprend la tonte, sous l’oeil attentif de Gilberto. Le protocole est toujours le même. 5 positions, on commence par le ventre, on tend la peau pour éviter les coupures, le dos en dernier.
Les fermes produisent également de plus en plus de viande. Celle des moutons des Falklands est très tendre et à un goût unique dû à la proximité permanente de la mer.
Rob jète un coup d’oeil à l’horloge. Il est presque 17h, et sa journée s’achève. Il devra s’arrêter à l’heure pile, mais il lui reste une ou deux minutes pour enchaîner le plus de moutons possibles.
Suzie partage la vie de Gilberto à la ferme. Ils se sont rencontrés grâce à Facebook, elle vendait un frigo sur la page locale, et la rencontre à été un coup de foudre.
La ferme, elle connait bien. elle fait partie de la 5ème génération d’une famille des Falklands. C’est donc une “vraie”. Son père était charpentier dans les fermes. Elle vivait tout de même à Stanley lorsqu’elle a rencontré Gilberto. Maintenant elle n’y retournerait pour rien au monde.
La maison des propriétaires était presque à l’abandon quand ils sont arrivés. Elle passe ses journées à la retaper, et le boulot ne manque pas.
Il y a par ailleurs tout un petit monde à bichonner. Poules, chiens, chevaux, et le groupe de tondeurs, qui logent tous dans la maison le temps du séjour, et mangent beaucoup.
Gilberto et Suzie ne sont pas les seuls à Fitzroy. Quelques autres habitants se partagent le coin, et forment une petite communauté, avec activités conviviales diverses, et des retrouvailles au “bar” le vendredi soir.
Fitzroy n’est pas seulement connu pour sa ferme. C’est aussi le lieu d’une des attaques les plus meurtrières de la Guerre des malouines en juin 1982. Un mémorial, au bout de la route voit défiler de nombreux anciens combattants, et pas mal d’objets et drapeaux évoquent l’évenement dans les maisons communes.
Sur le chemin du retour, de petits points blancs parsèment l’horizon. Un spectacle commun à cette époque dans îles, dont 80% sont des terrains fermiers.
Ce sont les moutons relâchés après la tonte. Leur laisser leur laine serait un handicap pour eux. Récemment un mouton errant a été retrouvé aux Royaume-Uni. Il avait 40kgs de laine sur le dos! .Mais à poil sans leur toison, frêles et frigorifiés, ils ne ressemblent plus à grand chose.